Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Feuilleplume
16 janvier 2016

Quand j'avais 4 ans, je suis morte

Il m'aura fallu près de vingt ans pour me sentir capable d'écrire ce récit autobiographique de quelques pages.
Vous qui les lisez, sachez avant tout que ce n'est pas une plainte ni un désir de vengeance.
C'est un témoignage, une libération et, plus que tout, un hommage et une déclaration d'amour.
Attention si vous avez le cœur sensible, certains passages sont assez durs, mais c'est inévitable quand il est question d'inceste…

 

Cela avait été une belle journée de jeux en famille chez mes grands-parents paternels, et pour la première fois, mes parents avaient accepté que je passe le week-end chez eux. J'étais vraiment très contente de ce qui m'apparaissait comme une aventure extraordinaire : rester là où je m'amusais si bien, dans un environnement à la fois familier et méconnu, tandis que papa et maman repartaient sans moi jusqu'à notre maison qui me semblait un peu banale et sans mystère. Bien sûr, maman était inquiète, elle m'avait préparé bien plus d'affaires que je n'en aurais besoin jusqu'au lendemain. Elle n'avait pas oublié le plus important : Nounours, qui dormait avec moi depuis ma naissance, alors tout irait parfaitement bien.
Je ne sais plus ce que nous avions mangé ce soir-là, mais c'était sans doute quelque chose de bon, peut-être des frites et du poulet rôti, et de ce gâteau que faisait ma grand-mère et que j'adorais, une sorte de cake brioché dont il fallait couper les bords un peu brûlés pour se régaler du centre moelleux, délice inattendu sous cette croûte noirâtre. Je suis sûre aussi que j'avais eu droit à une irrésistible friandise : des morceaux de sucre candy bruns et roux, parfois vaguement translucides et parfois complètement opaques, dont certains étaient encore attachés les uns aux autres par des bouts de ficelle. Mamy les conservait dans une vieille boîte en fer, qu'elle rangeait dans un placard en veillant à ce qu'elle soit accessible aux mains gourmandes de ses petits-enfants chéris.
D'autres détails me fascinaient, des petits riens qui frappaient d'étonnement mon esprit enfantin : le furet empaillé au-dessus d'une armoire, le bruit du broyeur dans les toilettes au fond du couloir, le parfum vaguement fleuri qui émanait de la salle de bains, jusqu'au savon multicolore composé de tout plein de restes compressés des précédentes savonnettes.

La soirée avance, mes parents finissent par partir avec ma petite sœur, encore bébé. En plus de mes grands-parents et de moi, il reste aussi mon plus jeune oncle, qui vit évidemment sous ce toit puisqu'il n'a qu'une douzaine d'années de plus que moi. Je l'aime bien, il est amusant et prend le temps de jouer avec moi.
Il se fait tard, je commence à me sentir fatiguée. Je suis fière de montrer à Mamy que du haut de mes quatre ans, je sais me préparer toute seule : me brosser les dents, me laver et enfiler mon pyjama. Puis j'attrape Nounours et en route vers l'inconnu, à savoir le premier étage où je n'ai jamais mis les pieds, au-delà de l'étroit escalier qu'il m'est d'ordinaire interdit de monter parce qu'il est dangereux pour les enfants.
Il fait assez sombre en haut et déjà tout ensommeillée, je n'ai qu'une hâte : me coucher. Je m'endors sans difficulté malgré l'étrangeté des lieux et les petits bruits inhabituels. De toute façon, que pourrait-il m'arriver ? Nounours est avec moi et j'ai une confiance absolue en ma famille !

Et pourtant, au milieu de la nuit, je me réveille en sursaut. Un souffle à mon oreille, des mots chuchotés qui m'ordonnent de me taire et de ne pas faire de bruit. La vague lueur étouffée d'une lampe de poche me permet tout juste de distinguer mon oncle dans l'obscurité.
Que me veut-il ? Pourquoi a-t-il cette voix rauque, et ce regard fiévreux qui me fait peur ? Il me répète sans cesse que c'est un jeu et que je ne dois faire aucun bruit pour ne pas réveiller Papy et Mamy, mais je ne veux pas jouer, son jeu ne me plaît pas du tout ! Entre deux ordres de silence, il dit des mots que je ne comprends pas vraiment mais qui ne dégoûtent, et ses mains répugnantes se glissent sous mon pyjama et me touchent partout.
Je veux qu'il arrête mais je n'ose même pas pleurnicher. C'est à peine si je respire encore, tétanisée de terreur, serrant désespérément Nounours contre moi de toutes mes forces. Je veux qu'il arrête, pitié, je veux qu'il arrête, Maman, Papa, je veux rentrer à la maison, venez me chercher, arrêtez-le, empêchez-le de me faire du mal ! Mais je suis seule avec Nounours, impuissante fillette de quatre ans, désespérée et effrayée.

Et puis enfin, enfin, le cauchemar s'arrête. Il enlève ses mains de moi, il ne dit plus ces choses dégueulasses.
Pourtant, ce ne sont pas ces mots-là qui vont me faire le plus de mal, qui vont anéantir la petite fille que j'étais, mais une phrase que, cette fois, je vais trop bien comprendre : « Si tu en parles à tes parents ou à n'importe qui d'autre, ils ne t'aimeront plus ».

Je fis quand même une tentative, quelques jours plus tard, oh, sans en parler directement, mais en répétant quelques-uns des mots ignobles qu'il avait prononcés. Bien sûr, mes parents furent choqués, comment aurait-il pu en être autrement, et comment auraient-ils pu deviner l'innommable ? On ne doit pas dire des choses pareilles, c'est très vilain !
Ce fut pour moi la preuve que mon oncle avait raison, qu'ils ne m'aimeraient plus si je leur racontais son horrible jeu.
La fillette innocente et confiante disparut définitivement. Il ne resta qu'une coquille vide et terriblement angoissée à l'idée que quelques mots pouvaient briser l'amour de ses proches.
Le plus sûr était d'oublier, d'effacer soigneusement tout souvenir de cette nuit terrifiante et indicible, et de tout faire pour qu'on puisse encore m'aimer, en devenant un enfant modèle.

J'étais sage, très sage, tellement sage que je n'osais même pas prendre l'initiative de vider l'eau de mon bain alors qu'elle refroidissait et que je m'ennuyais dans la baignoire.
Je travaillais bien en classe, et à la maison, je faisais mes devoirs avec application, sans jamais oser demander à sortir jouer avec les autres enfants de ma rue.
Je faisais tout ce qu'on me disait : ainsi, je suivis les cours de musique que me proposèrent mes parents sans oser leur avouer que mon rêve, c'était de faire de la danse classique.

À l'école primaire, je rêvais d'être un garçon. Un garçon, c'est fort et ça n'a rien à craindre ! Alors jusqu'à l'adolescence, je fus un garçon manqué aux cheveux courts, une petite brute qui ne pleurait jamais quand les caïds de l'école profitaient d'un match de foot pour lui envoyer un grand coup de pied dans les tibias ou dans le ventre.
Je faisais du sport à outrance, de la course à pied, de la natation, de la musculation, que des sports individuels qui me faisaient repousser mes limites à en avoir mal et me permettaient d'apaiser les brusques bouffées de violence qui m'envahissaient parfois sans que je sache pourquoi.

Avec l'adolescence, vint malheureusement la fin de cette période où j'avais pu me réfugier derrière cette apparence masculine, d'autant que la nature voulut que ça se passe très vite. Je grandis d'un coup à la puberté : à douze ans, j'avais pratiquement ma taille et ma silhouette d'adulte.
Par chance, c'est le moment où naquit mon petit frère. Nous nous ressemblions beaucoup, on aurait pu confondre nos photos de bébés. Très bien : il était le garçon, j'accepterais donc d'être la fille. Je me laissai alors symboliquement pousser les cheveux et je ne rechignai plus à porter des jupes ou des robes. Progressivement, j'en vins même à ne plus avoir l'impression d'être déguisée en les portant.

Au collège, je fus fidèle et généreuse envers mes camarades de classe : je ne faisais pas leurs devoirs à leur place parce que mes parents m'avaient dit que c'était mal, mais je les aidais autant que possible en corrigeant les fautes que je voyais, en leur soufflant quelques idées, parfois même en les laissant regarder par-dessus mon épaule pendant des contrôles. Je n'étais pas dupe de leur intérêt pour moi, mais au moins, comme ça, ils m'aimaient un peu.
Car sans tout cela, comment aurait-on pu aimer cette fille bizarre ? Je savais bien que je n'étais pas normale. Alors que tous mes camarades s'essayaient aux petits jeux des amours adolescentes, je ne ressentais aucun sentiment amoureux ni aucune attirance physique, que ce soit envers les garçons ou même les filles. Ce n'est pas que cela me dégoûtait, je trouvais parfaitement normale et naturelle l'idée de la sexualité, mais je ne me sentais pas concernée.
Si tu lis ces lignes, tu comprendras pourquoi, cher Alexandre, tes timides et touchantes avances d'alors n'ont pas trouvé d'écho en moi ; dommage…

Et puis, il y avait une autre bizarrerie qui me faisait me sentir honteuse et coupable. Alors que je m'efforçais toujours d'être douce, serviable et gentille, même quand je savais bien que certains en profitaient un peu, il y avait quelqu'un que j'avais du mal à apprécier : mon plus jeune oncle, alors qu'il était de ma propre famille et qu'à mon souvenir, il ne m'avait rien fait de mal ! Je ne comprenais vraiment pas pourquoi quand je le voyais, quatre ou cinq fois par an, je ressentais une sorte de répugnance envers lui. J'étais vraiment anormale de ne pas l'aimer comme il se doit, entre gens du même sang !
Je ne parlais évidemment à personne de mes pensées négatives si méprisables. D'ailleurs, je ne parlais jamais de rien qui aurait pu agacer quiconque. Les paroles les plus anodines, ou les moindres gestes qui me semblaient révéler une indifférence à mon égard, me blessaient profondément et sapaient le peu de confiance que j'avais en moi ; mais en apparence, j'allais toujours bien.

Heureusement, il existait des dérivatifs. Je lisais énormément pour m'évader quelque temps dans tous ces mondes imaginaires, ce qui finit d'ailleurs par me donner envie d'en créer à mon tour. Je fis aussi du théâtre et je devins bénévole dans le cinéma du quartier, voyant et revoyant les mêmes films sans me lasser durant plusieurs séances. Tout était bon pour ne jamais rester seule avec moi-même et ne pas risquer de céder aux pulsions autodestructrices qui me saisissaient parfois tout à coup, comme une violente envie de me frapper encore et encore la tête sur les murs ou de me déchirer la peau avec mes ongles et mes dents.
Je craignais d'être folle, alors pas question de perdre mon implacable contrôle sur moi-même ! Je renforçai donc ma carapace jour après jour pour enfermer mon innommable vide intérieur, avec un certain succès puisque je parvenais à éviter ces pensées dérangeantes quasiment en permanence.
Je ne m'inquiétais même plus de mon incapacité à éprouver des sentiments amoureux. Je ne devais tout simplement pas être faite pour cela. Je surprenais parfois des regards appuyés sur les courbes de mon corps de jeune femme de dix-huit ans, mais si je trouvais cela plutôt agréable et flatteur, je ne ressentais aucune attirance particulière en échange.

Et puis, il y eut Max, mon ami intime. J'étais la fille bizarre, il était le gars bizarre. Comment aurions-nous pu ne pas devenir amis ? Nous portons sur le monde le même regard de lucidité glaciale et nous avons pourtant, chacun à notre manière, la même volonté farouche d'y rechercher tout ce qu'il peut y avoir de beau.
L'amitié naquit entre nous à la manière d'un coup de foudre, immédiate et évidente, puis elle s'enracina solidement, devint inébranlable, indestructible. En près de vingt ans d'amitié, nous avons toujours su que rien ne pourrait nous séparer, même éloignés géographiquement de centaines de kilomètres et malgré des mois sans contact. Entre Max et moi, tout est simple et naturel.
C'est ainsi, simplement et naturellement, que quelques mois après notre rencontre, nos jeunes corps bouillonnant d'hormones s'unirent, juste pour le plaisir. Cela ne changea évidemment rien entre nous. C'était simplement un agréable prolongement physique de notre amitié, qui se produisait de temps en temps lorsque l'envie nous en prenait.

C'est là que s'est définitivement cristallisée ma conception d'une sexualité libre et apaisée, comme un délicieux moment de partage entre adultes consentants.

À cette époque, je me sentais bien : j'avais trouvé un équilibre entre la charge de travail considérable de ma classe préparatoire de lettres classiques et mes loisirs passionnants au théâtre et au cinéma ; mes parents étaient contents de ma réussite scolaire ; je m'entendais à merveille avec ma sœur et mon frère ; des amis précieux m'entouraient et même mon corps pouvait satisfaire ses désirs sans prise de tête. Pour couronner le tout, à défaut de pouvoir l'éliminer parce qu'elle restait insaisissable, j'avais presque complètement scellé cette part d'ombre en moi que je détestais.
Et pourtant, c'est dans l'un des endroits que j'affectionnais le plus, au cinéma, entourée de ma joyeuse bande de potes, que tout fut brutalement remis en question.

Ce soir-là, c'était la soirée documentaire et débat du mois, sur un thème plutôt sinistre : l'inceste. Le film racontait l'histoire d'une petite fille, de huit ou dix ans peut-être, abusée par son père. Évidemment, un certain malaise régnait parmi les spectateurs, moi y compris ; quoi de plus normal dans ces circonstances ?
Et puis, le père imposa le silence à sa fille en lui disant que si elle parlait, sa famille serait brisée et que ce serait de sa faute. Je commençai à me sentir étrangement mal, mon corps se crispait sans que j'arrive à me contrôler ni à me détendre.
Et puis, la policière chargée de l'enquête essaya de briser le mutisme obstiné de la fillette en lui disant quelque chose d'épouvantable et de totalement mensonger : que si son père s'en prenait à une autre enfant, ce serait à cause d'elle, parce qu'elle ne l'aurait pas dénoncé.
Comment osait-elle dire une chose pareille ? Comment faire porter à une toute petite fille le poids de la culpabilité dont son père était le seul responsable de par ses actes d'adulte criminel ?
Aujourd’hui encore, presque vingt ans après, mes mains tremblent et ma vue se trouble alors que j'écris ces lignes.

Sous le choc, quinze années d'oubli volèrent brusquement en éclat. J'étais de nouveau la petite fille de quatre ans qui serrait désespérément son Nounours dans une scène de cauchemar.
Un reste de conscience du présent empêcha l'immense cri d'horreur qui résonnait en moi de franchir mes lèvres. Pas de bruit dans la salle, ne pas déranger les spectateurs, sortir, SORTIR !
Je ne sais pas comment je parvins à descendre l'escalier à côté des sièges, le corps raide et secoué de tremblements, claquant des dents, les yeux tellement inondés de larmes que j'avais l'impression d'être perdue dans le brouillard. Oubliant sac et manteau malgré le froid mordant de cette nuit d'hiver, je sortis du hall à demi éclairé, ou plutôt, je dus me cogner violemment dans la porte qui s'ouvrit. Je ne savais plus ce que je faisais ni ou j'allais, je voulais seulement quitter cet endroit et partir le plus loin possible.
Très sincèrement, je ne sais pas comment cette soirée aurait fini pour moi, dans l'état second où je me trouvais, incapable de penser et insensible à ce qui m'entourait, si Fred, s'apercevant que quelque chose d'anormal m'arrivait, ne m'avait pas rattrapée sur le parvis du cinéma.
Fred, toi mon ami, mon Freudeu, mon frère de cœur sinon de sang, ce soir-là tu m'as certainement sauvé la vie. Tu m'as prise dans tes bras et tu ne m'as plus lâchée pendant que je sanglotais interminablement, pendant que j'essayais, plus ou moins incohérente et agitée, de te raconter les ignobles souvenirs qui venaient de resurgir avec une force telle que j'avais l'impression que ma tête allait exploser. Tu m'as patiemment consolée et soutenue jusqu'à ce que je reprenne un peu mes esprits. Et après je ne sais combien de temps – des minutes, des heures ? – tu m'as finalement raccompagnée chez mes parents.
Bien sûr, je n'ai pas fermé l'œil cette nuit-là. J'ai ressorti Nounours du vieux panier à peluches où il était rangé depuis plusieurs années, et je l'ai serré contre moi de toutes mes forces, essayant en vain de réfléchir raisonnablement à la situation.

Les jours suivants, je fis tout ce que je pouvais pour donner le change à l'internat d'Hypokhâgne où j'étais, avec succès sans doute puisque pas une de mes camarades de chambrée ne me posa de questions.
Je crus que j'allais pouvoir garder le secret, mais bientôt, mes nuits de cauchemar et d'insomnie sapèrent mes forces, jusqu'à ce qu'une nuit, j'aie tout à coup l'impression d'émerger d'un épais brouillard. Peut-être est-ce le froid de la lame du couteau sur mon poignet qui me fit une espèce d'électrochoc, à moins que ce ne soit la douleur de l'entaille.
Qu'étais-je en train de faire, en pleine nuit, dans la cuisine de mes parents ? Voulais-je qu'au matin, mon père ou ma mère, ou pire encore, ma petite sœur ou mon petit frère, trouvent mon cadavre au milieu d'une mare de sang, sans pouvoir comprendre les raisons de mon geste, moi qui allais toujours bien en apparence ? Non, non, NON ! Je ne veux pas qu'ils souffrent par ma faute !

Je dois me rendre à l'évidence : pour avoir une chance, non plus de m'acharner à une vaine résistance solitaire mais de me reconstruire réellement, je ne peux plus garder ce secret trop lourd toute seule. Pour encaisser tous ces coups, j'ai besoin de soutien.
D'ailleurs, est-ce une preuve d'amour que de se taire ? Si ma sœur avait subi cela à ma place, j'apprécierais qu'elle m'en parle, afin que je puisse la soutenir autant que possible, et je serais triste qu'elle ne parvienne pas à me faire confiance… C'est décidé : il faut que je prenne le risque de sortir de l'épaisse carapace qui, tout à la fois, me protège et m'enferme.
En toute logique, c'est d'abord vers toi que je me tourne, petite sœur, ma meilleure amie, ma protégée, ma confidente. Tu m'écoutes, tu me consoles, et tu me donnes la force d'affronter ce que je redoute le plus : dire la vérité à nos parents.
Et s'ils ne pouvaient pas l'accepter ? Et s'ils me rejetaient ? Je redoute leur réaction, mais c'est encore plus douloureux de ne pas savoir !

Alors un soir, j'arrête de me poser mille questions. Papa, Maman, j'ai quelque chose d'important et de grave à vous dire. S'il vous plaît, laissez-moi tout raconter sans m'interrompre…
Je les regarde à peine tandis que je leur révèle ce qui s'est passé durant cette nuit de cauchemar, presque quinze ans auparavant. Je m'efforce de parler calmement, d'une voix détachée, mais bien sûr mon corps trahit mes émotions, mes mains tremblent, ma gorge se noue, mes larmes coulent sans que j'essaye de les dissimuler ou de les essuyer.
À la fin de mon récit, silence.
Un silence interminable.
Un silence terriblement angoissant.
Puis ma mère prend la parole à son tour, raconte ses souvenirs de sa petite fille disant des mots salaces et répugnants qu'elle n'aurait pas dû connaître. Elle expose ses doutes, sa résolution de ne plus jamais me laisser dormir chez mes grands-parents. Je me rends soudain compte qu'en effet, ce fut la seule et unique fois. Merci, Maman, de t'être fiée à ton instinct protecteur ! Elle m'explique aussi qu'une autre de mes cousines fut abordée par cet oncle, sans doute dans le même but ; par chance, elle était plus âgée que moi à l'époque, elle se défendit, faisant venir du monde par ses cris, et cela en resta là.
Mon père reste silencieux, sous le choc. Je vois la douleur dans son regard. Mon oncle
était son petit frère chéri, je le sais… Papa, je suis si désolée, j'aurais tellement voulu avoir la force de t'épargner cette peine ! Finalement, il me demande ce que je compte faire à présent.
Sur ce point, je suis parfaitement lucide. Cela fait longtemps et je n'ai aucune preuve. Je sais aussi qu'une confrontation, des mensonges, des heurts entre ceux de ma famille qui choisiraient l'un ou l'autre camp, tout cela me briserait définitivement.
Tout ce qui compte, c'est d'avoir pu parler à mes parents, qu'ils n'aient pas mis ma parole en doute, qu'ils n'aient pas cessé de m'aimer.
Pour le reste, je veux seulement recommencer à vivre, sans faire de mal à personne, surtout à mes grands-parents si je mettais en cause leur petit dernier, leur fils bien-aimé.
À nouveau, j'accepte le poids du silence de peur de briser ma famille ; mais cette fois, en échange, mon prix est que je ne veux plus revoir cet individu, ne plus être obligée de lui faire la bise ni de lui parler. Pour me reconstruire, j'ai viscéralement besoin de l'effacer de mon existence.

Je ne l'ai plus revu ensuite. Ce ne fut pas facile pour autant.
À la fin de cette année-là, j'ai quitté prématurément l'internat pour m'inscrire à la fac non loin de chez mes parents. Passer du temps avec mes proches m'était devenu infiniment plus essentiel que de réussir de brillantes études, et aujourd'hui encore, je referais ce choix.
Il me fallut beaucoup, beaucoup de temps supplémentaire, pour accepter d'être touchée par quelqu'un éprouvant du désir pour moi, pour admettre qu'un homme puisse éprouver des sentiments amoureux pour moi et, plus étrange encore, pour en éprouver également.
Et un jour, je t'ai rencontré, mon B, et ce fut évident. Tellement évident que tu m'as demandée en mariage au bout d'une semaine et que j'ai accepté sans hésitation. Tellement évident que depuis douze ans, nous partageons la même conception simplement libre de la vie, de l'amour et de l'humour.

Et le temps a passé plus ou moins paisiblement, malgré les blessures qui ne guériront jamais complètement, malgré le vide toujours tapi au fond de moi.

Et puis, il y a quelques semaines, j'ai renoué avec mon Freudeu, mon frérot, les liens que nos routes respectives avaient distendus depuis plusieurs années. Et malgré moi, malgré le temps passé, des cauchemars et des insomnies sont revenus, me faisant prendre conscience de la persistance de cette part d'ombre dans ma vie.
C'est alors que j'ai pris la décision de me libérer pour de bon du poids de ce silence, en brisant la chape de ce secret de famille que je ne veux plus porter, en laissant enfin sortir de mon esprit ces mots qui le hantent depuis trop longtemps.
Bien sûr, il m'arrive parfois, le temps d'une pensée amère, de regretter que cet homme, qui a brisé et anéanti la petite fille que j'étais alors, soit resté impuni ; mais je ne réclame pas de vengeance. Plus personne ne doit souffrir par sa faute. Dans un monde idéal, il m'exprimerait ses remords et me présenterait ses excuses, mais qui peut croire que ce monde est idéal ?

Tout ce que je veux désormais, c'est pouvoir vivre en paix cette nouvelle existence que je suis parvenue à reconstruire. Et surtout, surtout, je veux aimer de toutes mes forces, de tout mon cœur fragile, aimer davantage encore, et être aimée si j'ai cette chance, malgré mes failles et mes cicatrices inguérissables.
J'aurai toujours la peur de déranger, d'agacer ou d'ennuyer les gens ; n'est-ce pas, Patrick et Marie, ou toi Romuald, qui fus surpris et amusé quand je t'ai demandé l'autorisation d'apprendre à mieux nous connaître.
Jamais, malheureusement, je ne pourrai totalement vaincre le manque d'assurance ou la crainte de mal faire, ni l'angoisse incontrôlable et viscérale de perdre ceux que j'aime et de ne pas mériter leur affection…

Et pourtant, les gens que j'aime sont ma priorité, ma raison d'être. Pour vous, je peux accepter d'affronter la vie et de résister à ce vide au fond de moi, qui m'attire parfois si fort dans les moments de peine ou de doute…
Ceux à qui je tiens peuvent être éloignés pendant des semaines, des mois ou des années, du fait d'une regrettable incompréhension comme Michaël ou tout simplement de chemins différents comme Milène, Laurent, Pascal, Elodie, Mathieu, Sabrina, Mounia et tant d'autres qui se reconnaîtront ; malgré le temps et la distance, sachez que je vous aime toujours autant et que je suis profondément heureuse quand j'ai l'occasion de vous revoir.
Quant à mes amis virtuels, comme Hélène, Romuald et Olivier, entre autres, sachez que ce serait un grand bonheur pour moi si nous pouvions nous rencontrer et nous lier davantage.
Je voudrais pouvoir serrer dans mes bras chacun de vous, très fort et très longtemps, et vous dire à quel point vous êtes importants dans ma vie.
Grâce à vous tous, parents et amis chers à mon cœur, j'ai désormais la force de regarder en moi, après bien trop de temps gâché à me fuir. Je n'y vois plus l'horreur et l'incompréhension, mais l'ombre de la présence de celle que j'aurais dû être et dont je porterai éternellement le deuil.
Tu fais partie de moi, toi qui n'as pas pu trouver les mots, toi qui serres pathétiquement ton Nounours dans un geste illusoire de protection, petite fille aux yeux ouverts sur le néant. Et je devine ton sourire timide et soulagé, maintenant que tu sais que quoi qu'il puisse arriver, je t'aime.

 

light_and_darkness

Publicité
Publicité
Commentaires

robocop-unicorn

Publicité
Newsletter
Feuilleplume
Publicité