PNJ IRL #14
Une nouvelle inspirée de l'univers de Fabien Fournier, plus particulièrement de Néogicia et de Noob, mais qui peut aussi se lire sans connaître ces deux oeuvres.
Le destin étrange d'un... personnage de jeu vidéo ?
Pour les néophytes : PNJ = "personnage non joueur" d'un jeu vidéo, qui donne généralement une quête au héros incarné par le joueur et répète toujours les mêmes phrases.
IRL = "in real life" ("dans la vie réelle")
Toutefois, quelles que soient son implication et ses convictions à propos de la technomagie, Samtha avait une opinion bien différente de ses collègues quant à l'usage éventuel de ces fameux MMORPG.
Il faut dire que son rôle avait été, dès le départ, quelque peu éloigné de celui des autres chercheurs. Là où ils ne s'occupaient généralement que d'efficacité, de rentabilité, d'optimisation des systèmes et des machines sur lesquels ils travaillaient, sa mission était au contraire d'essayer d'améliorer les conditions de vie des cobayes humains qu'ils utilisaient. Keynn Lucans, qui procédait bien sûr lui-même au recrutement du personnel de sa base ultrasecrète, l'avait choisie pour ses compétences reconnues de médecin militaire.
A ce moment de son récit, le docteur Karter fit un petit aparté me concernant directement. C'est grâce à ses anciennes relations au sein de l'armée qu'elle avait pu vérifier la véracité de mon histoire, en contrôlant simplement deux éléments.
Le premier, c'était ma date de naissance, qui différait de pratiquement deux ans entre ma version des faits et celle de mon dossier judiciaire. Elle avait demandé à un ami travaillant aux archives militaires de procéder discrètement à quelques recherches au sujet d'un village frontalier attaqué et incendié par la Coalition, environ seize ou dix-huit ans plus tôt. Le résultat avait été sans équivoque : d'après les rapports de l'époque, écrits de la main même du courageux capitaine qui m'avait sauvée des flammes, les faits dataient d'à peine plus de seize ans. Je n'avais donc pas menti sur ce point, et j'en avais sans doute deviné la raison, à savoir prétendre que j'étais majeure pour pouvoir me condamner à la peine capitale.
Le deuxième élément était à propos du fameux général si célèbre pour ses hauts faits au combat, dont j'avais affirmé avoir vu le nom dans le carnet secret où madame Hétaira recensait ses clients et leurs préférences sexuelles. Pour en apprendre plus sur lui sans attirer l'attention, Samtha s'était rendue à une fête donnée par son ancien chef de service, où elle était considérée comme invitée permanente et où elle se rendait quelquefois pour se changer les idées. Ces fêtes étaient toujours fréquentées par des hauts gradés, dont elle connaissait la plupart pour avoir soigné leurs blessures. Elle avait feint de boire autant qu'eux et avait manœuvré leur conversation sur le chemin tortueux mais ô combien apprécié de la rumeur, avant de citer incidemment le nom du général en question. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour apprendre que les bruits courant sur son compte parlaient effectivement d'être le petit toutou que ces dames punissaient s'il n'était pas bien obéissant...
Après ces révélations, elle n'avait plus eu le moindre doute sur le fait que j'avais réellement été victime d'un complot pour me faire taire définitivement. D'ailleurs, elle avait peut-être un plan pour me réhabiliter, mais malgré mon intérêt sur ce point, je la priai de d'abord terminer ses explications sur le mystérieux Plan Horizon, qui exerçait sur moi une irrésistible fascination. Quand même, une autre planète, et la technomagie, ce n'était pas rien ! Ma propre affaire pouvait attendre encore un peu.
Revenant donc à sa nomination à la base, Samtha m'avoua que les premiers temps avaient été plutôt difficiles pour elle, au point qu'elle avait failli demander sa mutation tant elle se sentait mal à l'aise dans ses fonctions. Je compris aisément ses raisons : avant cela, elle s'occupait de soigner des blessés de guerre, elle sauvait des vies de l'horreur meurtrière des champs de bataille, alors qu'ici, elle ne pouvait qu'essayer de soulager des êtres qui n'avaient plus d'humains que le nom, traités comme des animaux de laboratoire, voire réduits à l'état d'objets utilisables puis jetables et remplaçables une fois hors d'usage... Rien d'étonnant à ce que sa conscience de médecin en ait été ébranlée, même en connaissant les enjeux cruciaux de ces expérimentations pour l'Empire qu'elle servait fidèlement !
Et pourtant, si elle avait finalement décidé de rester en dépit de ses réticences, ce fut précisément pour ces malheureux cobayes qu'elle ne pourrait jamais vraiment sauver. Elle pensait n'être pour eux qu'un pis-aller, celle qui ne les remettait sur pied que pour qu'ils soient réutilisés, mais elle découvrit avec stupeur qu'ils ne partageaient pas du tout cette opinion. Cela eut lieu au bout d'environ six mois, quand il devint évident pour tout le monde qu'elle peinait de plus en plus à supporter sa tâche à la base et qu'elle n'allait sans doute pas tarder à partir. Cela ne surprit d'ailleurs personne : avant elle, les autres médecins affectés à cette mission avaient tous rapidement déclaré forfait. C'est alors que, sans s'être concertés, puisqu'ils étaient isolés dans leur cellule quand ils n'étaient pas sur une table d'expérience, plusieurs prisonniers l'avaient suppliée de ne pas les abandonner. Ils lui dirent qu'elle était la seule, même pour ceux qui avaient vécu assez longtemps pour avoir connu ses prédécesseurs, qui manifestait envers eux respect et compassion. Grâce à elle, ils avaient retrouvé un peu de la dignité humaine qui leur faisait si cruellement défaut depuis leur arrivée dans cette prison maudite.
Après mûre réflexion, Samtha avait donc accepté de porter ce pesant fardeau. Toutefois, elle me confia que le jour où elle ne verrait plus que des criminels condamnés à mort ou des ennemis capturés, à la place d'hommes et de femmes souffrant du douloureux esclavage qu'on leur faisait subir au nom du progrès de la science, elle quitterait aussitôt la base pour préserver ce qui subsisterait de sa propre humanité.
Pour le moment en tout cas, elle ne regrettait pas son choix, d'autant qu'elle était à l'origine d'un considérable progrès pour le sort des malheureux qu'elle protégeait de son mieux.
Elle avait rejoint la base environ un an avant l'ouverture plus ou moins accidentelle du premier portail. Durant cette période, ainsi qu'elle venait de me l'expliquer, elle avait dû se contenter de soulager les souffrances de ses patients. Cela avait même empiré après cette découverte : à la deuxième tentative en effet, rien ne s'était produit. En analysant précisément les conditions dans lesquelles les deux expériences s'étaient déroulées, il était ressorti que la seule différence, c'est que dans le premier cas, la rosaphir s'était emballée et que son flux d'énergie avait traversé le corps du cobaye.
Le professeur Akson s'inquiéta vivement de cette conclusion : s'il fallait à chaque fois qu'une rosaphir se décharge pour pouvoir ensuite être rechargée, l'utilité du dispositif en serait fortement compromise... Fort heureusement – en tout cas pour lui – il fut très vite établi, au cours des tests suivants, que le problème ne provenait pas de la pierre mais de l'individu utilisé comme lien entre les flux magiques imprégnant Olydri et la technologie mise en œuvre. Apparemment, c'est la douleur engendrée par le brutal déversement d'énergie qui avait déclenché la réaction permettant au corps du supplicié de devenir une sorte de catalyseur de puissance compatible avec la rosaphir.